Création d'une juridiction spécialisée aux violences intrafamiliales

1. Pourquoi cette proposition de loi ?

Cette proposition de loi est portée par le député Les Républicains, Aurélien Pradié, et examinée en séance publique lors de la niche parlementaire des Républicains le 1er décembre 2022. 

Cette PPL propose la création d'un tribunal spécialisé pour les violences intrafamiliales, placé au niveau des cours d'appel, compétent, pour connaître des délits d'atteintes aux personnes commis dans ce cadre (parents, enfants, conjoints).  Bien que la lutte contre ce fléau est primordial, la création d'une juridiction spécialisée ne semble pas la solution la plus adaptée. 

Le ministère de l’Intérieur a publié un panorama inédit des violences en France à la suite d’une enquête conduite en 2021. Les violences mesurées se concentrent sur les violences subies pendant l’enfance. La secrétaire d’État chargée de l’enfance rappelait cet été qu’un enfant meurt tous les cinq jours dans son environnement familial dans des conditions de violence. Cette enquête aborde aussi les violences au sein d’un couple et les violences commises par un non-partenaire. Que ce soit au sein du cercle familial ou en dehors, les femmes sont largement surreprésentées parmi les victimes. En effet, près d’une femme sur quatre a subi des violences dans la sphère conjugale, et, à ce jour et depuis le début de l'année, ce sont 101 femmes qui ont été tuées.

Nous devons continuer à avoir des réponses pertinentes et efficaces et avoir pour unique boussole la protection des victimes. C'est pourquoi, ce sujet ne doit pas être politisé ou utilisé à des fins politiques. Il doit faire l'objet d'un travail approfondi pour déterminer la solution la plus appropriée. 

De fait, avec le groupe démocrate nous avons fait le choix de ne pas voter cette PPL. 

2. Quelles sont les limites de cette PPL ?

Une complexification de la procédure pour les victimes 

Le dispositif proposé par cette PPL n'est pas pertinent. En effet, il risque de complexifier la procédure judiciaire dans le cadre de ces affaires de violences : se tournant d’abord vers un parquet judiciaire de son domicile, la victime devra ensuite se tourner vers un magistrat spécialisé qui peut se situer dans une autre juridiction. A l’heure où les victimes se retrouvent dans des situations d’urgence, extrêmement difficiles, avons-nous la certitude qu’il s’agisse de la meilleure solution ? Nous en doutons : elle conduirait à un éloignement géographique de la juridiction et des magistrats spécialisés et compliquerait la circulation d’information.

Un risque de désorganisation des juridictions 

La couverture territoriale envisagée n'est pas suffisante compte tenu de l'importance du contentieux de masse qu'elles traiteraient. Elle conduirait un éloignement géographique de la juridiction et des magistrats spécialisés incompatible avec la gestion des situations contentieuses urgentes concernées et des associations d'aides aux victimes. 

Un modèle espagnol inapplicable en France et insuffisant 

Cette proposition de loi évoque le modèle espagnol. Cependant, ce modèle est aujourd’hui relativement critiqué. Ainsi, le Groupe d’experts sur la lutte contre les violences à l’égard des femmes et les violences domestiques (Grevio), organe spécialisé́ du Conseil de l'Europe, a publié le 25 novembre 2020 son rapport d’évaluation de référence concernant l’Espagne. Il relève que :

➢ les décisions judiciaires, y compris celles qui sont rendues par des juridictions spécialisées dans les affaires de violence à l’égard des femmes, montrent que les mécanismes et la dynamique des abus restent mal compris, que les préjugés de genre restent répandus et que les modalités de garde continuent souvent à ne pas tenir compte de la nécessité́ de protéger les victimes ; 

➢ les tribunaux civils espagnols, et parfois les tribunaux spécialisés dans les affaires de violence à l’égard des femmes, appliquent rarement les mesures juridiques disponibles pour garantir la sécurité́ des femmes et des enfants.

Un risque de nature constitutionnelle et conventionnelle 

La proposition de loi prévoit que la juridiction spécialisée soit d’abord une juridiction d’instruction qui pourrait ensuite juger l’affaire qu’elle a elle-même instruite. Cette dérogation présente un risque fort d’inconventionalité́ au regard de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme. 

La proposition de loi parait instaurer une compétence concurrente du juge aux violences intrafamiliales avec les juges d’application des peines, les juges d’instruction notamment en matière d’agressions sexuelles autres que le viol, notamment commises par le conjoint. Ces compétences concurrentes ne sont pas définies dans le texte et constituent un risque important d’illisibilité́ et de complexification de la procédure.

3. Le gouvernement déjà mobilisé sur le sujet

Lors de son déplacement à Dijon, le 25 novembre 2022, le Président de la République a rappelé son ambition et sa volonté de développer les moyens de lutte contre les violences intrafamiliales. 

Depuis 2017, d'importants efforts ont été fournis grâce notamment aux travaux réalisés dans le cadre du Grenelle des violences conjugales. 

Les condamnations et incarcérations pour faits de violences ont augmenté : en 2022, les infractions aggravées par le lien de conjugalité représentent près de 11% des années d’emprisonnement fermes, contre 5% en 2017. La réponse judiciaire par condamnation est de plus en plus et de mieux en mieux appliquée : 

  • Hausse de 99% des condamnations entre 2017 et 2022 ;
  • Développement des procédures rapides pour juger les auteurs : hausse de 182% entre 2017 et 2022;
  • Développement des formations délivrées aux magistrats;
  • Création des instances et outils de coordination avec les autres acteurs. 
Même si l’on peut bien évidement mieux faire, et que notre travail ne sera abouti que lorsque toute forme de violence sera éradiquée, il est important de souligner ces efforts.

De plus, à l'occasion des trois ans du Grenelle contre les violences conjugales début septembre 2022, la Première ministre a annoncé la création d’une mission parlementaire chargée de « faire un bilan », de « voir comment on peut avancer pour une action judiciaire plus lisible, plus réactive et plus performante » et de « fournir des préconisations en matière de prise en charge des victimes comme des auteurs tout au long du processus ». 

Lancée fin septembre, cette mission doit durer six mois. Les parlementaires, la députée Émilie Chandler (Ren) et à la sénatrice Dominique Vérien (UC), doivent réfléchir à une justice qui « concilie spécialisation des enquêteurs et des magistrats avec la proximité nécessaire pour les victimes ». 

Un premier rapport d’étape est attendu début janvier 2023. Les conclusions définitives seront rendues en mars 2023.

De fait, le gouvernement continue d'agir sur le sujet mais souhaite travailler avec pertinence et efficacité sur un thème qui demande un travail de fond pour trouver la meilleure solution pour améliorer la protection des victimes. 

Le 1er décembre, la PPL a été adoptée par l'Assemblée nationale avec 41 voix pour et 40 voix contre. Le texte doit être porté par un sénateur pour être examiné par la deuxième chambre du Parlement.